mercredi 21 janvier 2015

LES DÉSHÉRITÉS DE FRANÇOIS-XAVIER BELLAMY

Partant de l’idée que nous voulions dénoncer les héritages et qu'en réalité nous avons fait des déshérités l'auteur s'interroge sur la disqualification de la transmission.
 
PREMIÈRE PARTIE : TROIS SECOUUSES DANS UN SÉISME.

DESCARTES : LA TRANSMISSION, FAILLE DE LA RAISON.

Pour Descartes une vérité scientifique doit s'imposer par une forme d'évidence rationnelle. Son discours de la méthode nait d'abord de la désillusion qui répondit à son espérance d’acquérir une connaissance claire et assurée de tout ce qui est utile à la vie. On découvre chez lui en effet le désespoir de n'avoir trouvé dans l'enseignement de ses maîtres qu'un fatras de doctrines obscures, compliquées et incertaines. Il trouve l'école désespérante. D’où sa conclusion selon laquelle il faut se libérer de l'école. 
Il compare le savoir que l'on reçoit à l'école à un séjour en terre lointaine qui ouvre l'esprit à la diversité des opinions mais risque de nous faire oublier qui nous sommes. Il considère que la culture est une altération, une déformation de notre nature. L'école est le lieu principal de cette déformation, de cet éloignement de notre nature propre. Un homme n'est pas le même selon le lieu où il a été éduqué.
Il poursuit par la nécessité de remplacer l'incertitude du savoir que nous avons reçue par la certitude de l'unique connaissance légitime, celle que l'on peut construire par soi-même. Le projet cartésien se veut individuel. Je détruis en moi-même les produits de la tradition pour les remplacer par l'oeuvre ordonnée de la raison. Le rôle de l'éducateur est dès lors totalement renversé. Il devient urgent d'assigner pour mission au maître de transmettre non sa culture, ses connaissances, fussent-elles vraies , mais la méthode universelle qui permettra à l'enfant de développer sa propre raison, ce qui le prémunira d'adopter des opinions qu'il n'a pas choisies ni examinées. Ainsi l'homme moderne a-t-il trouvé son ennemi : la transmission, la tradition.

ROUSSEAU : LA TRANSMISSION, POLLUTION DE LA NATURE.

Au milieu de l'optimisme général de la philosophie des lumières qui croit dur comme fer que le salut viendra des sciences et des arts seuls capables de débarrasser les hommes de leur avilissement superstitieux la réponse de Rousseau résonne comme un coup de tonnerre. Le progrès de la civilisation a rendu l'homme à la fois mauvais et malheureux. Plus l'homme a perfectionné la culture, plus il s'est perdu en s'éloignant de sa nature. Tout progrès dans la culture nous éloigne de la nature. Bienheureux donc ceux qui n'ont jamais rien appris, ceux qui ne sont jamais allés à l'école ! Le bon sauvage, l'homme à l'état naturel ne dispose d'aucune technique ; mais cette pauvreté lui est une grande richesse, en ce qu'elle permet le développement de ses facultés naturelles.
Telles sont les bases sur lesquelles Rousseau va bâtir sa réflexion sur l'éducation dans son oeuvre L’EMILE. Sa pensée se comprend à la lumière de cette intuition fondatrice. L’ ignorancepureté naturelle , l'heureuse ignorance. L'ignorance est naturelle à l'homme, la pensée va contre sa nature. L'état de réflexion est un état contre nature, et l'homme qui médite est un animal dépravé.
La pensée de Rousseau rejoint celle de Descartes ; pour ces deux figures antagonistes de la modernité il est clair qu'il vaut mieux ne rien savoir que d'accepter un savoir dont il ne soit pas absolument certain. Or ce qui est certain c'est l'opinion que l'on a reçue, le savoir qui nous a été transmis… Voilà comment le précepteur d’Émile lui rendra un immense service en ne lui transmettant jamais aucune connaissance mais en le laissant construire par lui-même tout son savoir, dût-il renoncer pour cela à ce qu'il sache beaucoup de choses. L'enseignant ne doit donc surtout pas transmettre un savoir, il doit se faire l'organisateur des situations dans lesquelles Emile construira son propre savoir. Rousseau conseille de laisser venir l'enfant. Il s'agit de ne rien lui imposer afin qu'il croie toujours être le maître. En croyant être le maître l'élève apprend à ne pas être sujet. C'est ainsi que le projet éducatif rejoint le projet politique de l'édification d'un citoyen libre à l'intérieur d'une société ordonnée par des lois. L'enfant ne doit rien faire malgré lui. Les interdits s’inversent dans la relation éducative, ils pèsent désormais sur l'adulte. L'éducateur doit se mettre au même niveau que l'enfant et éviter de se montrer plus savant que lui. L'éducation ne devra pas passer par le langage, ou le moins possible, mais par l'expérience. Il faut enseigner les choses. Ne pas donner trop de pouvoir aux mots. Les leçons ne passent pas par le mot mais par la chose ; elles n'instruisent pas l'enfant par l'intelligence mais par l'expérience. Voilà comment on en arrive ensuite à haïr les livres. On n’apprend rien dans les livres : ils nous éloignent de l'expérience directement vécue et nous font entrer dans l'abstraction d'un discours délié du réel. Rousseau se révolte contre l'idée qu'on puisse faire lire les enfants.

BOURDIEU. LA TRANSMISSION, FAUTE CONTRE LA JUSTICE.

Son raisonnement part du point auquel est arrivé Rousseau. Etant entendu que la médiation de l'adulte n’est pour l'enfant que perturbation et pollution, nous ne pouvons la comprendre que comme une faute. Et la question est posée : à qui profite le crime ?
Bourdieu pose l’hypothèse que le capital n'est peut-être pas uniquement de nature économique. La culture secrète des habitus. Elle n’est faite que d'arbitraires. Les habitus sont différents. Si la domination est dans le capital ce capital n'est pas contrairement à ce que croyait le marxisme exclusivement matériel. Il est aussi culturel.
Il estime que c'est l'école elle-même qui produit et reproduit des inégalités (fruit des habitus). La véritable cause de la marginalisation des classes populaires est la domination de la culture des élites à l'intérieur de l'école et dans ses critères de sélection. L'école est intrinsèquement violente. Elle est violente dans son principe. Vu l'arbitraire dominant il y a une forme d'irrationalité au coeur de l'école et de sa violence.
Pour ce marxiste l'éducation est simplement un capital comme un autre : l'école, en validant des acquis délivre des titres scolaires et universitaires, lesquels sont ensuite valorisés sur le marché de l'emploi.
Tout enseignement admet et rejette, valorise et disqualifie. Ce fonctionnement est inhérent à l'action pédagogique. Les rapports de sens qu'elle crée sont donc des rapports de force, des rapports de violence.
Cette analyse produit une forme de fatalisme et fait entrer la mission éducative dans une impasse qui pourrait devenir celle de la résignation…

DEUXIEME PARTIE : REFONDER LA TRANSMISSION.

LA CULTURE, ÊTRE OU AVOIR ?

Dans le système actuel il s'agit pour l'institution de mesurer une intelligence et non plus un savoir. Les savoirs sont discriminants. C'est ainsi qu'un directeur adjoint d'un IUFM s'exprime ainsi : « nous ne recrutons pas des copies, nous recrutons des individualités ».
Il faut tout d'abord revenir sur la nécessité de la médiation. Parmi tous les êtres vivants l'homme se distingue par le fait qu'il a besoin de l'autre pour accomplir sa propre nature. L'animal, contrairement à l'homme, est un être d'immédiateté. Ce qui nous condamne à accepter notre dépendance envers autrui. La culture désigne tout ce qui est ajouté à la nature ; elle est ce par quoi il nous est possible de rejoindre notre être propre, de nous approcher de lui. La transmission de la culture revêt une portée essentielle. Ce qui est augmenté par elle, ce n'est pas l'acquis, l'avoir de l'individu, mais son être même. La culture n'est pas un capital que l'on pourrait utiliser au gré de ses besoins. Elle est transmise ; elle nourrit celui qui la reçoit. La culture nous transforme si nous acceptons de ne pas la laisser en dehors de nous comme un stock gardé en réserve dont il faut éviter de s'embarrasser. Plus nous apprenons plus il est facile d'apprendre. Être soi-même n'est pas immédiat. Pindare : « deviens ce que tu es ».
 
DEVIENS CE QUE TU ES.

La langue serait-elle une prison ? Roland Barthes ose écrire de la langue qu'elle est « tout simplement fasciste ». Celui qui apprend à parler serait enfermé dans la grégarité de la répétition. Ce qui rejoint Rousseau et Bourdieu selon qui la liberté est aliénée par la culture.
Voilà comment on en vient à considérer qu'il ne faut pas faire travailler l'élève mais l'accompagner simplement dans ses progrès…
Or les mots ne sont pas des outils qui s'ajoutent à notre pensée : ils sont ce dans quoi elle peut naître. L'orthographe est essentielle c'est elle qui permet la réflexion. La richesse de la langue permet le développement de la pensée. Il est évident que lorsque aimer, estimer, apprécier, admirer sont remplacés par « kiffer » le problème n'est pas seulement que l'expression perd sa précision mais surtout que l'émotion perd sa richesse.
L’action qui résulte de la langue est aussi l'occasion d'une difficulté car elle ne se renouvelle pas. La banalité inhérente à ce défaut de renouvellement peut être source de pauvreté. La solution n'est pas de fuir la langue mais de la cultiver.
L'auteur insiste ensuite sur la fin du livre et ce qu'elle signifie. C'est en rappelant la nécessité essentielle de la médiation que l'on mesure l'ampleur réelle de ce que nous perdrons en abandonnant le livre. Car rien n'est plus fécond pour faire croître une liberté nouvelle que la rencontre avec le livre. Le livre est le lieu d'une croissance continuelle.
Il est absurde d'opposer la culture à la liberté. Il n'y a qu'à voir d'ailleurs que toutes les dictatures ont commencé par s'attaquer à la culture pour combattre la liberté. Nous avons prétendu libérer les jeunes du poids inutile de l'histoire et du savoir et nous avons interdit aux parents et aux enseignants de transmettre ce qu’eux-mêmes avaient reçu. Nous avons relégué la rencontre avec la culture au rang d'un simple divertissement accessoire. Que restera-t-il de l'homme dans toute la culture aura été déconstruite ? Il ne restera que la barbarie…
La culture n'empêche pas toujours l'homme d'être inhumain mais l'inculture l'empêche assurément d'être humain.

REFUSER L'INDIFFÉRENCE. 

La violence de la société contemporaine réside dans l'indifférence, qui est une conséquence de notre refus de transmettre la culture. Indifférence solitaire à autrui, indifférence relativiste au vrai et au faux, au bien et au mal : en suivant le chemin tracé par ces trois auteurs nous préférons refuser de savoir, refuser de voir et de reconnaître ce qui nous précède, afin de rester parfaitement indéterminé c'est-à-dire parfaitement libre. Plus rien ne doit nous emprisonner par avance dans des schémas préétablis par les repères culturels, des héritages familiaux, des morales traditionnelles et bien sûr les religions.
Nous voulons entrer dans nos vies comme des consommateurs dans un supermarché aussi indéterminé et indifférent pour garder ouvertes toutes les options et n'être plus guidé que par nos seules envies. Cette liberté d'indétermination est le fantasme de notre société.
C'est dans la culture qu'apparaissent les différences. Non pas seulement dans la diversité des civilisations mais dans les singularités de la nature. L'uniformisation du monde exigé par la revendication d'une liberté d'indétermination passe par la révocation de la transmission. Les différences ne nous sont visibles que par la médiation de la culture. Comprendre l'importance de la culture comme médiation entre nous et le réel permet de mieux discerner ce qui se joue dans notre rapport à l'altérité. Exemple : La différence de l'homme et la femme est bien réelle ; mais de fait nous avons besoin de la culture pour la voir.
Il faut retrouver le sens de la différence. La médiation de la culture ouvre la possibilité d'une autre voie qui nous conduit à l'étonnement, à l'émerveillement. Il faut beaucoup de connaissances pour s'étonner. En refusant de transmettre la culture que nous avons reçue nous privons les jeunes que nous transformons en déshérités de leur propre capacité d'étonnement, de la condition même de toute perception du réel dans la diversité. Quelle étrange société que celle qui enferme les adolescents dans la caricature de leur propre adolescence dont elle s'est fait un idéal.
La liberté authentique est le résultat d'une médiation. La liberté des plus grands maîtres nait toujours d'un héritage qu'elle accomplit et dépasse en l'enrichissant d'une singularité nouvelle.
Sans doute les pédagogues qui ont vu dans l'autorité un obstacle à la liberté de l'élève était-il animé par une intention parfaitement généreuse. La critique de l'autorité s'est opérée au nom du respect de l'enfant. L'autorité a été considérée comme un mal rendu nécessaire par les problèmes de la vie en société. Mais ce fut une grave erreur.
La conception de la liberté définie comme étant : « la liberté des uns s'arrête où commence celle d'autrui » qui paraît évidente signifie que nous serions parfaitement libres si nous étions totalement seuls… Elle décrit la société comme une juxtaposition d'espaces pour l'action des individus limités par la présence d'autrui mais séparés et indifférents les uns aux autres. Dans cette perspective l'autorité est une diminution de la liberté individuelle qu'il est nécessaire d'accepter à condition qu'elle demeure limitée à sa stricte nécessité. L'autorité ne signifie pas être aimé de l'enfant mais de l’aimer assez pour lui transmettre les savoirs, les frontières, les dits et les interdits qui lui montrent que nous tenons tant à sa propre liberté.
La différence des cultures nous insupporte parce qu'elle serait le germe d'un conflit entre les peuples. Nous voulons être totalement exempts de cette tentation en étant guéris de la violence colonialiste. Nous voulons être fidèles à l'universalité de l'homme qui transcende toutes les cultures et les annule. Nous demandons donc à l'école de ne plus transmettre une culture parmi d'autres mais de conforter chez l'enfant le sens de l'universel car si nous refusons de transmettre nous n'avons pas renoncé à éduquer ; mais cet humanisme qu'il faut faire partager aux enfants doit venir immédiatement comme une forme d'évidence dans le rationalisme transparent et croyons-nous spontané de la morale universelle. Ce faisant l'école n'a jamais été aussi moralisante qu'aujourd'hui. La tâche de l'école est de transmettre une culture et non pas une culture simplement humaniste ; mais une culture particulière avec son langage, son histoire, ses figures et ses repères singuliers. C'est par le particulier que nous pouvons aller vers l'universel. L'auteur affirme qu'il ne croit pas au choc des cultures mais au choc des incultures.
Par rapport à la nécessité de transmettre une culture plutôt qu'une autre il prend l'exemple de ce que l'on appelle la « première langue » qui ne revient pas mépriser toutes les autres. Il faut retirer au choix le soupçon d'orgueil néocolonial dont on l'a affublé. Pourquoi aime-t-on ses parents ? Pas parce qu'ils sont les meilleurs ni par orgueil mais parce que ce sont les siens ! C'est ainsi qu'il faudrait aimer la culture que nous avons reçue.

CONCLUSION.

Notre inculture est le résultat de notre ingratitude. Parce que nous voulons être des hommes neufs nous enfermons l'histoire dans son passé refusant de rien avoir à recevoir de ceux qui nous ont précédé. Nous tuerons notre propre culture qui ne nous sert plus que de décor agréable ou de diversement ponctuel. Descartes, Rousseau et Bourdieu ont déployé une énergie singulière à déconstruire ce qu'ils avaient reçu. C'est pourtant l'étendue de la culture qui leur avait été transmise qui leur a permis de dénoncer cette même culture comme une aliénation de la liberté, une pollution de la nature, une stratégie de discrimination ! Ironie de l'ingratitude qui pour s'exercer s'appuie sur la tradition qu'elle détruit…
L'auteur observe ensuite que les rescapés du naufrage de l'éducation nationale sont ceux dont les parents connaissent les moyens de leur faire échapper à ses conséquences.
Notre patrimoine meurt de n'avoir pas été transmis. Notre culture née avec notre propre humanité mourra de notre ingratitude.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Commentez cet article et choisissez "Nom/URL" ou Anonyme selon que vous souhaitez signer ou non votre commentaire.
Si vous choisissez de signer votre commentaire, choisissez Nom/URL. Seul le nom est un champ obligatoire.

Retrouvez mes anciens articles sur mon ancien blog